Aline ELIAL goûtait un instant de bonheur printanier en prenant comme tous les matins son petit déjeuner à l’ombre de son olivier centenaire. Elle regarda son horloge solaire, ornée d’un « Vulnerant omnes, ultima necat » du plus bel effet: il était huit heures du matin. Elle était en avance; son travail à l’agence de presse ne commencerait pas avant neuf heures trente...
Elle s’étira de tout son long. Un mètre quatre-vingt de beauté, des yeux verts en amande et une poitrine généreuse... De quoi émoustiller plus d’un homme, surtout avec cette magnifique robe de chambre légèrement transparente.
A ce moment là, elle se rendit compte qu’elle vivait un petit moment de bonheur, les pieds dans l’herbe, le mélodieux chant des oiseaux dans ses oreilles.
Comme dans tout moment de bonheur qui se respecte, un coup de téléphone vint troubler cette quiétude. Le combiné sembla cracher toute sa puissance : « Aline ? »
Elle venait de se réveiller et cette brusque montée de volume ne fit que réveiller sa gueule de bois, glorieux souvenir de la soirée de la veille. C’était son américain de directeur, et son foutu accent n’arrangeait rien à l’affaire.
« Oui ?
- Vous avez exactement trente minutes pour te présenter au journal, j’ai une investigation très urgente à vous faire faire.
- Où faut-il que j'aille? Vous avez de nouvelles informations sur le Gang des poupées? » 
Le métier de journaliste reprenait vite le dessus, même quand il était huit heures du matin et que la nuit avait été trop courte.
« Tu pars dans trente secondes de chez vous pour rejoindre le bureau, je te raconterai le reste plus tard, de toute façon ça n’a rien à voir avec votre boulot. »
Il raccrocha. Son directeur était toujours très doux quand une affaire "importante" était mise sur le tapis, et il prenait souvent la désagréable habitude de mêler vouvoiement et tutoiement. Il parait que cela venait de ses origines américaines et qu’il n’avait jamais su se faire au vouvoiement français. Aline s’en était rendu compte une nouvelle fois. Il ne lui restait plus maintenant qu’à enfiler les premiers habits qu’elle trouverait, faire un tour aux toilettes et sauter dans sa voiture…



Le journal pour lequel elle travaillait, CalistéoSoir, était à un bon quart d’heure de route. Aline en profita donc pour écouter les dernières nouvelles.
« CalistéoRadio, il est huit heures trente. Tout de suite le journal... Bonne matinée à tous voici les titres : une gigantesque coupure de courant a eu lieu hier soir dans toute l’agglomération Marseillaise, provoquant des perturbations au niveau des gares et de l’aéroport; le courant n’a été rétabli que tôt ce matin. L’OM vient de remporter son premier match contre l’AS Saint Etienne depuis 2 ans sur le score de 2 à 0 hier, au stade Vélodrome. En Palestine… » Elle coupa la radio: le reste, elle connaissait. Elle mit le dernier CD de son groupe de musique préféré et commença à chanter tandis que sa voiture s’engluait doucement dans la masse informe des embouteillages.



Le bâtiment dans lequel elle travaillait ressemblait à tout, sauf au siège du plus grand journal marseillais. Il se situait dans les docks, maintenant réhabilités. Il y avait quelques années encore, on y parlait marchandise et stockage mais depuis peu, quelques grandes entreprises avaient remplacé ces conversations par la politique et l'économie.
Le logo de CalistéoSoir, en rouge et bleu, s’étalait sur une petite partie du bâtiment dans lequel elle entra. Personne n’étant encore arrivé, hormis le directeur, elle n’eut personne à saluer et elle prit directement l’ascenseur pour monter au 4ème, étage du plus grand lève tôt du journal.
La porte qu’elle poussa pour rentrer dans le bureau du directeur avait été importée d’un temple hindou en Inde pour une somme… indécente. Suffisament pour se payer une retraite plus que confortable, ce qui, à quatre vingt ans, semblait inconcevable pour son chef.
« Bonjour Monsieur Rospat. »
Régis ROSPAT était un homme petit, plus que bedonnant, et un fumeur de cigare invétéré. Il était de plus, fait non négligeable, le PDG de la plus grande société de média de France, qui comprenait entre autre CalistéoSoir, CalistéoRadio, E-Calistéo, etc.
« Aline, assieds-toi. L’heure est enfin arrivée. » Le directeur regarda Aline fixement dans les yeux. « Il est là. »
Les yeux d’Aline s’ouvrirent en grand. Ces paroles finirent de chasser les brumes d’une arrivée au bureau trop matinale. Enfin, il était là ! Elle allait enfin devenir une Gardienne ! Adieu vie de journaliste, elle allait enfin pouvoir faire ce pour quoi elle était destinée dans ce monde : servir la Caste! Son heure était venue, elle ne pouvait plus reculer à présent! Ses traits s’éclaircirent et elle continua d’écouter ce que la Voix de l’Envoyé avait à lui dire.
« Je viens de recevoir un message de Monsieur PANZANO. Il m’a appris que le colis a été livré hier soir (au lieu de ce soir) aux futurs jardins de la Joliette. Je veux que vous filiez là-bas avant que les gars du chantier ne reviennent et que tu l’emmènes chez toi.
- Ces jardins sont encore loin d’être finis et je ne sais pas si…
- Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse? Vous n’êtes pas en talon aiguille que je sache ? Tu y vas tout de suite et vous me le ramenez. Je veux un rapport détaillé dans vingt-quatre heures sur mon bureau. Exécution. »
Bien que cette nouvelle la mettait de fort bonne humeur, le fait de mêler vouvoiements et tutoiements avait le don d’horripiler Aline. La prochaine fois, il faudrait que l’Envoyé choisisse mieux ses Voix pour lui confier une mission. Surtout lorsque lorsqu'il s'agissait de la mission de sa vie...