« Je ne suis pas fou.
    - Je le sais.
    - Vous n’êtes qu’un de ces costards cravates qui travaillent pour la Caste.
    - Vous connaissez la Caste ? »

    L’autre détourna le regard. Il venait de lâcher le mot, il ne pouvait plus reculer : « Vous ne pouvez pas comprendre. »
    A ces mots le commissaire Bertrand LECHAMP se leva de sa chaise, excédé. Cela faisait une heure que l’homme était dans son bureau et il ne lui avait toujours rien donné de concret vis-à-vis de l’affaire dont il voulait l’entendre parler. La colère faisait frémir ses moustaches et trembler son double menton. Debout, il dépassait bien d’une tête l’homme assis en face de lui et faisait deux fois sa carrure. Qui était donc cet homme pour lui dire ainsi qu’il ne pouvait pas comprendre ? Lui, le flic agrégé es psychologie! Lui, l’homme qui avait dû accepter dernièrement ce poste minable à Marseille pour ne pas pointer aux ASSEDIC après les récents remaniements de personnel des commissariats de Paris ! Lui, le parisien bourré de talent qui (aux dires de tous) arriverait à guérir n’importe qui de n’importe quel complexe ou trouble psychologique ! Lui qui avait tout vu dans sa carrière ! Lui l’homme aux respectables 60 ans dont 40 dans la police criminelle en tant que psy. Lui qui... ne devait pas s’énerver. Il n’y avait aucune raison de s’énerver.

    Bertrand essaya de se calmer et se dirigea vers son armoire. Il en sortit un verre et une bouteille de whisky fortement entamée. Tout en se servant, il commença à détailler l’homme assis devant son bureau. S’il l’avait croisé dans une rue de Paris, il lui aurait donné la quarantaine bien passée avec ses cheveux blonds qui se clairsemaient et ses rides d’expression bien marquées. Il n’aurait pas vraiment fait attention à lui, pensant que c’était encore un de ces scientifiques provinciaux qui commençaient à déserter la province pour habiter Paris, plus pour continuer d’exercer leur science dans de bonnes conditions que par amour pour les embouteillages matinaux. Bertrand se rassit, le verre plein à la main. Rien dans son apparence ni dans son comportement ne lui disait ce qui l’avait forcé à pousser les portes de ce minable commissariat de quartier pour raconter une histoire aussi rocambolesque.

    « Reprenons depuis le début voulez-vous ? Vous me dites que vous vous prénommez Serge NINOZ, que vous êtes né il y a 6 mois et que votre lieu de résidence actuel ne figure sur aucune carte…
    - C’est exact. »
    Bertrand prit une gorgée de son whisky. Il n’était pas terrible, c’est pourquoi il n’en avait pas offert à l’homme. Il reprit : « Pourtant je sens que vous n’êtes pas fou… Si vous êtes venu ici c’est pour une bonne raison. Laquelle ? »
    Serge se releva doucement et plongea son regard dans le sien. Il y voyait une réelle envie de comprendre, de l’aider, de le faire avancer. Difficilement, il se mit à tisser les premiers fils de son histoire.
   A mesure qu'il parlait, Bertrand ne pouvait s'empêcher de concentrer toute son attention sur cet homme et son histoire si invraisemblable et si cohérente à la fois, cessant même de prendre des notes pour mieux l'écouter...